Les maîtres du monde

Arturo Pérez-Reverte est un écrivain et académicien espagnol qui rédige une chronique hebdomadaire dans ELSemanal, supplément du journal ‘Idéal’. Voici un texte qu’il a écrit le 15 novembre 1999. Vous avez bien lu : 1999, soit 5 ans avant l’affaire Madoff, 7 ans avant le scandale des ‘subprimes’ et près de 10 ans avant les délicieuses magouilles de Messieurs Lehmann & Brother ! Je me suis permis de traduire ce texte pour vous!

Je précise que Don Arturo m’a donné par écrit l’autorisation de publier cette traduction sur mon blog ! Ce texte est long et parfois difficile à lire tant il cerne de près les problèmes qui ont conduit à la fameuse crise dont nous souffrons encore aujourd’hui. Bonne lecture… ça vaut la peine !

 

Vous ne le savez pas… mais vous dépendez d’eux. Vous ne les connaissez pas et jamais vous ne les rencontrerez, mais ces fils de la grande pute (NdT : littéralement, pour rester dans le style ‘revertien’) tiennent dans leurs mains, dans leur agenda électronique, dans la touche «enter» de l’ordinateur votre futur et celui de vos fils. Vous ne connaissez pas leur visage mais ce sont eux qui vont vous envoyer au chômage avec un pourcentage énorme, avec un indice de fiabilité imbattable. Vous n’avez strictement rien à voir avec ces gens puisque vous êtes employé dans une quincaillerie ou caissière chez Carrefour alors qu’eux ont étudié à Harvard et ont fait un master à Tokyo… ou le contraire ! Ils vont chaque matin à la Bourse de Madrid ou à Wall Street et emploient l’anglais pour dire long-term capital management. Ils évoquent des fonds à haut risque, les accords multilatéraux d’investissement et le néo libéralisme économique avec la facilité d’un journaliste sportif commentant la partie de foot de dimanche. Vous ne les connaissez pas mais ce sont des conducteurs ‘suicide’ qui circulent à 200 km/h avec un fourgon bourré de fric et qui vont se crasher à la date la moins prévisible. Et ils n’auront même pas la consolation de se remémorer dans leur chaise roulante l’accident qui leur aura fait exploser les parties génitales (NdT : Là Pérez-Reverte utilise un aphorisme peu traduisible en restant dans la décence !) puisque tout est virtuel, bien qu’analystes réputés, requins de la finance et prestigieux experts en matière d’argent… des autres soient complices. Du reste tellement experts qu’il finissent toujours par s’approprier vos sous. Quand ils gagnent, ce sont eux qui gagnent. Quand ils perdent… ils ne perdent pas!

Ils ne génèrent jamais de richesses puisqu’ils ne font que spéculer. Ils lancent sur le marché de fastueuses combinaisons financières qui n’ont rien à voir avec une économie productive. Ils construisent des châteaux de cartes et les garantissent avec des miroirs aux alouettes et de la fumée. Les puissants de ce monde s’assoient sur leur dignité pour leur lécher les bottes et monter dans le convoi. « Cela ne peut faillir » disent-ils « le risque est minime et personne ne va perdre ! » Et ils ont l’aval de prix Nobel d’économie, de prestigieux journalistes financiers et de groupes internationaux aux sigles fameux et de solvabilité reconnue. Et c’est pourquoi le président de la banque transeuropéenne X, le président de l’union des banques helvétiques (NdT : l’ami Arturo ne tombe pas dans le piège et ne cite pas nommément l’U.B.S.), le grand manitou de la banque latino-américaine, le conglomérat euro asiatique et même la mère qui les a tous engendré (NdT : Encore une ‘revertiade’ très hispanique !) s’embarquent allègrement dans l’aventure, tapotent un tube avec leur baguette magique et s’assoient en attendant la ponte miraculeuse de la poule aux œufs d’or pour se «goinfrer un max de pognon». Quand la première opération réussit, ils risquent encore plus dans la suivante car une aubaine est une aubaine et il n’est pas question de la laisser passer, surtout que la probabilité d’un rapport mirifique ne se rencontre pas tous les jours. Et bien que ce miroitement spectaculaire n’ait aucun rapport avec les réalités de l’économie, avec la vie quotidienne des gens de la rue, tout n’est qu’euphorie, tapes amicales dans le dos. Et dire que même les grandes banques officielles compromettent leurs réserves à ce petit jeu… Je vous le dis : le pays de cocagne ! Et d’un seul coup transparaît la réalité. La combine avait donc des points faibles et le haut risque n’était pas qu’un aphorisme mais le reflet de l’exacte réalité : haut risque réel!

C’est alors que le stratagème s’effondre. Tous ces fonds spéciaux, dangereux, qui ont toujours plus de poids dans l’économie mondiale, montrent enfin leur côté noir. Mais place au prodige avec un autre tour de passe passe : alors que les bénéfices passés étaient toujours pour les requins qui maîtrisaient le ‘schmilblick’ et pour ceux qui spéculaient avec l’argent des autres, pour les pertes : nada ! Donc les pertes et les ruines du système, le coût des erreurs de ces crétins qui jouent avec l’économie mondiale comme s’il s’agissait d’une partie de Monopoly, retombent sur les épaules de nous tous. Bien forcés d’admettre que si les bénéfices étaient privés, les erreurs sont collectives et il ne reste qu’à ‘sociabiliser’ les pertes, en utilisant des moyens de secours, avec fonds de sauvetage pour éviter l’effet domino… et tout le bordel! Cet élan de solidarité, indispensable pour sauver la stabilité mondiale, qui l’assume de son propre corps ? Qui trinque avec ses économies et souvent avec son poste de travail ? Pierre Dupont, employé de commerce et tous les Durand du monde qui se lèvent chaque matin avant six heures pour gagner leur vie.

J’ai bien peur que ce soit ce qui nous attend. Personne n’est prêt à effacer un seul centime de la dette extérieure des pays pauvres mais on trouvera toujours les fonds nécessaires pour boucher les trous laissés par les spéculateurs et autres canailles qui jouent à la roulette russe… avec la tronche des autres !

Nous en sommes là et c’est la situation dans laquelle nous plongent les maîtres de l’économie mondiale avec tant de néolibéralisme économique, tant de merde, tant de spéculation et si peu de vergogne.

Arturo Perez Reverte dans El Semanal 15.11.1999… Oui, vous avez bien lu : 15 novembre 1999 ! Traduction de ‘akimismo’